Analyse de l'oeuvre
Il convient de diviser l’histoire en six parties bien que tous les manuscrits ne comportent pas les six parties [McCormick, “Remapping”, 194]. Cette répartition démontre qu’aucun manuscrit ne contient une version « originale ». Les mss de Berlin, Turin, et Padoue se réfèrent à un certain Odinel comme auteur ou du moins comme récitant antérieur. Il existe aussi une référence dans La chronique de Florence par Giovanni Villani à un incident survenu vers l’an mil [Giovanni Villani, Nuova Cronica, a cura di G. Porta. Fondazione Pietro Bembo. (Parma : Guanda, 1991). Online in http://www.letteraturaitaliana.net/autori/giovanni_villani.html. Cité par Allaire, “Considerations”, 187]. Hugo, marquis de Brandebourg, qui a combattu en Italie avec l’empereur germanique Otton III (980-1002), se fait nommer son lieutenant en Toscane. Pendant la chasse aux environs de Bonsolazzo, il s’est perdu dans une forêt où il voyait « des hommes noirs et déformés » manipuler des pécheurs comme le fer dans le feu. On lui dit qu’il est destiné à les rejoindre à moins qu’il ne fasse la pénitence [Parallèle intéressant avec la vision normande de Walchelin (12e s.) dans The Ecclesiastical History of Ordericus Vitalis ; éd. Marjorie Chibnall (Oxford: At the Clarendon Press, 1969-1980), 4 : 237-251]. Sa componction est si grande qu’il vend son héritage allemand et se retire de la vie mondaine de la noblesse et fond sept maisons religieuses, dont une à Bonsolazzo. Il meurt en 1006 dans une de ses fondations. Il s’agirait là du “grand baron, “Ugo il Grande”, de Dante, Par. 16, 128. Est-il possible que cette anecdote des environs de l’an mil soit un noyau commun à Dante et a notre histoire ? Il faut noter un autre Ugo grande, le héros de Huon de Bordeaux qui, ayant encouru la rage de Charlemagne, cherche à l’apaiser en promettant d’aller « en ynfer au dïable parler » [Huon de Bordeaux, 2558 ; éd. par William W. Kibler et François Suard (Paris : Champion, 2003), p. 130-132]. Il y a donc une ou plusieurs « origines » et plusieurs indices de traditions parallèles avant l’apparition de la version la plus ancienne de Huon d’Auvergne qui nous soit parvenue. De plus, au quinzième siècle, quand Andrea da Barberino a formé son roman en prose, il a inséré une relation du descensus en terza rima, qu’il attribue à un certain Giovanni Vincenzio Isterliano. Andrea développe ce passage en vers par le moyen d’un commentaire en prose [Allaire, “Considerations”, 189 ; McCormick, « Remapping », 240]. Le résultat de tous ces éléments, Huon d’Auvergne, donc, n’a pas d’auteur au sens propre.
Une répartition convenable des épisodes de l’épopée se présente comme suite :
1. Sofie, fille de Charles Martel, roi fictif au nom historique, essaie de séduire Huon, le vassal le plus vaillant de son père. Après avoir repoussé la femme de son compagnon Sanguin, les deux amis réussissent à faire intenter un procès après lequel Martel fait bruler Sofie. Sanguin combine le mariage entre Huon et la belle Ynide. L’histoire de Sofie n’existe que dans le manuscrit de Padoue et chez Andrea da Barberino.
2. Après le procès et l’exécution de Sofie à Vienne, le roi se déplace à Paris où il organise un tournoi. Le roi participe incognito pour que ses chevaliers le combattent avec toutes leurs forces. Ignorant l’identité de son adversaire, Huon désarçonne son seigneur. Accablé d’un sentiment de « culpabilité », Huon se déclare peccaire, B-274, et traitre, B-274. Bien que le roi le pardonne, Huon retient un sentiment exagéré de sa faute. Après le tournoi, la reine organise une fête où Charles Martel aperçoit la belle Ynide, femme de Huon. Plus tard, à la suggestion du trouvère Saudin, le roi et son troubadour épient la belle, qui porte une rose. Quand Martel lui demande la rose, Ynide réplique qu’elle ne veut la rendre qu’à son mari. Poussé par son désir de posséder la rose de cette dame, le roi demande le conseil des pairs de France, parmi lesquels se trouve le comte Ruger. Ils suggèrent un stratagème par lequel le roi peut se débarrasser de Huon. Le roi prétendrait qu’il lui manque le tribut du diable, et il commanderait à Huon d’aller le chercher en enfer. Pendant ce temps, qui devrait être illimité, le roi aurait libre accès à Ynide [Dans B, l’intrigue est résumée à peu près dans ces termes au moins quatre fois : au début (v. 12-20, où l’histoire est attribuée à un certain Odinel) ; par Saudin (v. 9523-9553) ; par Guillaume d’Orange (v. 9583-9585), et par Ruger (v. 10.417-10.427). Dans P à 1523-1536]. Huon rentre en Auvergne pour expliquer la situation à ses sujets. Pendant que les délégués se réunissent au château de Huon, il arrive un pèlerin, à qui le comte permet d’entrer. C’est une faute : il s’agit là d’un « diable traitor » (B 954). Dès que Huon bénit le plat que l’on place devant le mendiant, le démon l’emporte, avec la table, à travers la fenêtre et jusqu’en enfer. Ayant compris la mission à laquelle son mari s’est assujetti, Ynide se plaint que si Huon persiste à remplir sa tâche, leur mariage fidèle sera dissous et elle sera veuve même pendant la vie de son mari. Elle révèle les avances malhonnêtes du roi. Huon pense qu’elle cherche à le dissuader de son devoir ; il lui donne un coup de pied qui la jette par terre. Huon est plein de pitié, la soigne tendrement, mais sans demander pardon. Il prévoit des soins pour Ynide pendant son absence, mais il la quitte au milieu de la nuit sans la réveiller.
3. À la recherche de l’enfer Huon affronte des aventures qui s’étendent sur deux longs passages (v. 1156-4664 et 6068-8764).] Il traverse l’Hongrois, visite Rome, Athènes, Acre, Jérusalem, Nobie [Nubie], Tarsie [Tarse] et Capadocie [Cappadoce]. Ce faisant, il obtient des fidèles. Quand son équipage se révolte, il les convertit au christianisme. Le pape lui confère une croix dans laquelle il y a enfoncé un morceau de la Vraie Croix. Le pape prédit que Jésus fera des merveilles à travers [Huon] (1301). Il vainc des bêtes féroces. Un orage apporte des femmes mystérieuses ; il les baptise. En Capadocie, après la mort du Sultan de Persie et du Sultan de Babilone, deux chefs qui se combattent pour maîtriser le territoire, le peuple invite Huon à régner sur eux. Il refuse, mais suivant son conseil, le peuple accepte le baptême. On l’invite à régner sur Jérusalem. Sa “prise” de Jérusalem va de pair avec sa visite aux terres du légendaire Prêtre Jean, roi-prêtre chrétien qui aurait régné à l’est des terres musulmanes et qui aurait servi de base pour des attaques contre l’Islam. Dans Huon d’Auvergne, le royaume du Prêtre Jean est plutôt un entrepôt idéal pour les commerçants et une utopie possible [Leslie Zarker Morgan, “Les deux Romes de Huon d’Auvergne et le bon gouvernement”, à paraître]. Un serpent s’attaque à un lion ; Huon protège le lion, qui s’attache à lui. Dans une grotte, un démon s’avère un nécromancien qui lui explique l’offense que fait Charles Martel à sa femme ; Huon ne le croit pas. Pendant ce voyage (qui ressemble à un pèlerinage allié à une ordalie), Huon s’avoue un grand pécheur devant ceux qu'il rencontre. Tous sont étonnés et insistent qu’il est un homme juste. Cette combinaison de courage, de vertu et de foi entraîne ces nombreuses conversions au christianisme. Comme preuve de sa probité, après avoir quitté la terre de Prêtre Jean, des excursions merveilleuses l’emmènent à visiter la montagne de l’arche de Noé et la Terre Promise. Les anciens Élie et Énoch se présentent à lui.
4. Pendant l’absence de Huon, les courtisans de Charles Martel se constituent en ambassade pour convaincre Ynide de se rendre au roi dans son palais. L’un après l’autre les envoyés du roi font preuve de leurs talents sophistiques ; Ynide réfute chacun à son tour. Le fantôme de son père lui apparaît pour l’encourager. Elle reçoit aussi le conseil de ses frères Thomas et Baudoin, grands feudataires du nord de la France. Elle fait maltraiter et humilier les ambassadeurs en les poursuivant jusqu’aux frontières, mais, en consultation avec ses sujets, elle décide de ne pas les exécuter. Elle les renvoie désespérés à Paris.
5. L’entrée de l’enfer s’avère très incertaine, plutôt spirituelle que géographique. Pendant son approche, des esprits se présentent à Huon, qui doit sélectionner son guide. Il accepte la compagnie (mais non le conseil) d’Énée. C’est plutôt Guillaume d’Orange, envoyé du paradis par Roland, qui devient son guide spirituel (tout comme Dante accepte la tutelle de Virgile envoyé de Béatrice). Ils traversent une mer, un marais. L’enfer se présente comme une cité entourée d’un mur surmonté de plusieurs tours et percé de plusieurs portes. En haut du mur une fille expose la devise de l’enfer : « Franche justise contre la desmesure » (B 9234, clear justice against excess). Les portes sont distribuées selon les différentes religions (dont une pour les Musulmans, une autre pour les Juifs). Une porte amène au purgatoire. Un territoire s’appelle les Limbes. Huon veut voir les gens qu’il connaît, c’est-à-dire les pécheurs chrétiens, donc on trouve des secteurs dédiés aux différents péchés (l’usure, la nécromancie) et pécheurs (jongleurs, étudiants, astrologues, philosophes — surtout des philosophes arabes). Huon aperçoit des gens en tourment ; Guillaume identifie leurs péchés. La narration déclare en principe que « Çaschun oit soe deserte selong le son ovrere » (B 9396), mais la correspondance entre péché et punition est rarement évidente, et Guillaume n’expliquent pas la relation.
Pendant que Huon traverse le territoire de Lucifer, il rencontre Saudin et Ruger, deux parmi ceux qui avaient conseillé à Charles Martel de l’envoyer en enfer. Ils confessent leur connivence dans ce complot mais Huon répond différemment à chacun. Après avoir vu Caïn, Pharaon, Judas, et Ganelon, Huon arrive à la cour de Lucifer. Au début Satan refuse les instances de Huon, mais Guillaume intervient pour signaler que les exigences de Charles Martel sont sanctionnées par Dieu. Immédiatement le diable accorde le tribut à Charles Martel, concède sa liberté à Huon, et lui remet la nourriture que le démon- pèlerin avait volée du château de Huon. Guillaume déclare achevée la pénitence de Huon. Le lendemain, après que le démon le conduit hors de l’enfer, Huon se réveille chez lui en Auvergne. Il faut quelque temps avant qu'Ynide n’aperçoive une cicatrice sur l’épaule de Huon et l’invite à reprendre sa place à ses côtés dans son château. Le démon emporte Charles Martel en enfer. On invite Huon à devenir roi, mais il refuse. Il surveille l’élection du nouveau roi, Guillaume Capet, que l’on n’estime pas autant que Huon [Sur le tour de l’enfer en général, Edmund Stengel “Huon’s aus Auvergne Höllenfahrt nach der Berliner und Paduaner Hs. Festschrift der Universität Greifswald ausgegeben zum Rektoratswechsel am 15. mai 1908, Greifswald, Kunike, 1908, et eodem “Karl Martels Entführung in die Hölle und Wilhem Capets Wahl zu seinem Nachfolger. Stelle aus der Chanson von Huon d’Auvergne nach der Berliner HS”, Studi letterari e linguistici dedicati a Pio Rajna nel quarantesimo anno del suo insegnamento, Milano, Hoepli, 1911, 873-891 ; Scattolini, “Ricerche”, surtout pp. 203-368, et eadem, “Interpretazione”, p. 141-160].
6. Il s’ensuit un affrontement pour la gouvernance de la Chrétienté [Leslie Zarker Morgan, “Les deux Romes de Huon d’Auvergne et le bon gouvernement”, à paraître ; Jean-Claude Vallecalle, « Ordre Terrestre ou Sainteté : l’épilogue de Huon d’Auvergne », Mélanges Danielle Buschinger, à paraître]. Les musulmans attaquent Rome. Le pape appelle Guillaume Capet à sa défense, mais les vassaux du roi refusent de le suivre. Le pape est contraint à promettre l’empire aux Allemands pour leur donner envie de secouer la ville. Ils arrivent à Rome sans remporter le succès. Enfin informé du danger, Huon se rend à Rome pour chasser et les Allemands et les musulmans. Pendant un temps le Tibre sépare les Allemands des Français. Ensemble, ils chassent les musulmans, mais les Allemands et les Français contestent la ville, le butin, les prisonniers, et le droit à l’empire. Huon propose un combat de champions, dont lui-même du côté français. Pendant la mêlée Huon meurt d’une blessure. Puisqu’un Allemand est le dernier debout, le pape accorde l’empire aux Allemands, mais les Français reçoivent l’immunité de l’empereur. Quand les Français arrivent chez eux portant le corps de Huon, Ynide meurt immédiatement.